Rencontre avec Bettina Steinbrügge, directrice du MUDAM Luxembourg

Mis à jour le 16 août 2024 par Salomé Jeko
Rencontre avec Bettina Steinbrügge, directrice du MUDAM Luxembourg© Fabrizio Vatieri | Mudam Luxembourg

Retrouvez dans cet article une interview passionnante, menée avec Bettina Steinbrügge, directrice du MUDAM - le Musée d'Art Contemporain du Luxembourg. 

Vous êtes née à Ostercappeln, une petite ville d’Allemagne de l'Ouest. C’est là qu’est né votre intérêt pour l’art ? 

(Rires) Ostercappeln est vraiment tout petit et surtout connu pour son hôpital ! Mais votre question, mes parents me la posent souvent. Je crois effectivement que mon intérêt pour l’art est né très tôt, à travers l’école, la littérature, les expositions auxquelles j’emmenais des membres de ma famille. J’ai aussi fait l'Interrail avec des amis et nous avons visité tous les musées Picasso d'Europe ! Un souvenir précis, c’est quand j’avais neuf ans et que j’ai visité la première exposition itinérante de Toutankhamon qui voyageait partout en Europe. Ça m’a complètement fascinée. Et puis je me souviens d’un cours d’histoire à l’école : on travaillait sur une peinture de Louis XIV et j'ai été très impressionnée par tout ce que l'on pouvait lire dans un seul tableau. J’ai voulu apprendre ce vocabulaire, ce langage qui permet de comprendre les différentes cultures et les gens.

Car pour moi, l'art est aussi un langage qui nous permet de nous exprimer et de nous comprendre les uns les autres. 

Avant de démarrer votre carrière, vous avez étudié les sciences de l’art, la sociologie, la philosophie, mais aussi la philologie anglaise, la littérature comparée… Quelles ont été les grandes lignes de votre parcours ensuite ?

J’ai étudié en Allemagne, en France et aux États-Unis, à Chicago, à l’université, mais aussi dans une école d'art ce qui fait que dès le début, j'ai immédiatement travaillé avec des artistes. Je crois que c'est ce qui définit vraiment ma pratique. Puis j'ai fait beaucoup de recherches en sociologie et j’ai également commencé à travailler dans le monde du cinéma. En fait, je suis imprégnée de différents mondes qui sont tous liés à la culture contemporaine. J'ai également enseigné pendant 18 ans dans plusieurs universités, dont celle de Genève. Et j'ai pas mal voyagé, notamment pour mes différents postes, à Hambourg, à Vienne, à Mulhouse, à Paris…

… et aujourd’hui à Luxembourg ! Quel regard portez-vous sur le pays et sa scène artistique ? 

Le Luxembourg est un bel endroit, entouré de nature, que je vois un peu comme un village cosmopolite. Ai-je le droit de dire cela ? Oui. Car je trouve cela très intéressant. Il y a tellement de gens différents qui vivent dans un endroit minuscule et qui s'entendent bien. Ça fonctionne ! Et pour moi qui viens d’Allemagne, c’est presque fascinant. Les gens m’inspirent. J'aime les rencontrer, leur parler, j’aime comprendre comment ils pensent, comment ils se sentent. La scène artistique, je la connaissais bien, notamment par le biais du Casino Forum d’Art contemporain avec qui j’avais déjà collaboré. J’en avais une image très positive et j’aime la façon dont cette scène s’est inventée. Évidemment, les artistes ont toujours existé, mais à un moment donné, la communauté, les gens, le gouvernement, tous ont soudain décidé qu'il fallait une vraie scène artistique à ce pays. Et celui-ci s’est alors doté d’un musée, d’un orchestre philharmonique, entre autres. On a créé quelque chose qui n'avait pas d'histoire préalable. Et c'est incroyable, non ? Je trouve que c'est une bonne chose, surtout que le Luxembourg a fait cela à un très haut niveau. 

Les musées, l'art contemporain, mais aussi plus généralement le théâtre, l'opéra et bien d'autres disciplines artistiques sont parfois perçues comme étant réservés à une élite. Vous partagez cet avis ? 

On a commencé à évoquer cela dans les années 80, et à compter le nombre de visiteurs dans les musées, partout dans le monde occidental. Le constat était clair : les musées intéressaient effectivement une forme d’élite, issue de la classe moyenne, éduquée… La donne a changé ces dix dernières années parce que les musées ont fait plus d'efforts pour travailler différemment, notamment en misant sur l’action de proximité. Nous avons compris que nous avons des communautés différentes, des niveaux de connaissance différents. Les musées ont ainsi changé leur façon de communiquer et cela a eu un impact que j’ai moi-même pu constater ici et dans les musées du monde entier. 

© Studio Rémi Villaggi

Justement, qu’avez-vous mis en place, ici au Mudam, pour rendre l'art accessible à tous ?

J’ai beaucoup réfléchi à cette question, d’autant que le Mudam est construit sur une forteresse et ressemble à une forteresse ! J’ai envie que les gens ne se contentent pas de venir juste pour regarder des œuvres d'art, mais qu’ils se sentent bien ici. Je veux donc activer l'espace extérieur pour qu’ils puissent y passer du temps, et accorder plus de place à la détente, avec davantage de chaises, de bancs, qui sont des éléments langagiers faciles, mais qui nous permettent d’être plus accueillants et de nous éloigner de cette image de temple académique. Nous organisons aussi des soirées dédiées par exemple au théâtre d’improvisation ou à la danse, durant lesquelles nous proposons à des groupes d’utiliser notre espace de façon différente. Cela ne signifie pas que nous renonçons à l'intellectualisme. Mais je pense simplement qu'il faut comprendre qu'il y a différentes façons de communiquer, différents niveaux de lecture pour aborder quelque chose.

J’ai envie de construire un musée où beaucoup de personnes différentes trouvent un point d'entrée, et c'est ce que nous essayons de faire depuis mon arrivée. 

Les femmes ont souvent été ignorées - ou effacées - de l’histoire de l'art en général. Aujourd’hui, où en est-on de l’égalité des genres ? 

Ça a effectivement été le cas, mais ça va de mieux en mieux, les artistes font ce qu’elles veulent, ouvrent leurs propres studios, du moins en Occident... Sur le marché de l’art, le classement penche peut-être encore un peu en faveur du masculin, mais certaines artistes ont grimpé comme Louise Bourgeois et d'autres. Alors oui il reste des problèmes, mais ce sont des problèmes qui touchent la société en général. Vous savez, au Kunstverein de Hambourg où j’ai travaillé précédemment, j'étais la première femme directrice en 200 ans. Le conseil d'administration a eu beaucoup de mal à comprendre que je parlais différemment et que ma force se manifestait d'une manière autre que celle d’un homme. Au bout d'un an, il a compris.

Nous les femmes avons une certaine façon d'afficher notre pouvoir, nous communiquons différemment.

Il faudra peut-être une autre génération pour le comprendre. Mais les choses s'améliorent. Je le ressens.

Vous vous revendiquez féministe… 

Absolument. J'aime dire que je suis féministe, même si ça ne plait pas, et je continuerai à le dire et à l’être tant que l’égalité salariale ne sera pas atteinte. Je suis très attentive aux quotas – pas dans mon travail, car je crois avant tout à l’excellence artistique – mais nous devons comprendre que même ce que nous appelons l'excellence artistique doit être réévalué, parce que toute notre culture mondiale est basée sur une certaine idée de la domination masculine. Et il nous faudra du temps pour changer cela. Quelque part, j’ai l’impression qu’il y a deux tendances qui s’opposent en ce moment. D’un côté la situation des femmes s’améliore, et de l’autre nous assistons à un grand retour de bâton en général. Regardez l’Iran, l’Afghanistan, ou Israël et Gaza, toutes ces femmes violées parce qu’on se sert du viol comme arme de guerre. C'est quelque chose d'inacceptable. J'ai vraiment l'impression que nous ne vivons pas dans un monde civilisé.

La mode, à laquelle vous semblez être attentive, est-elle pour vous un moyen supplémentaire d’affirmer vos convictions et de vous exprimer ? 

Tout à fait. J'aime la mode, je m’amuse avec elle. Si je devais définir une catégorie, je dirais que c’est le style de vie japonais qui me parle le plus, que ce soit au niveau de la nourriture, des meubles, des vêtements. La mode est pour moi un bon moyen de m'exprimer à différents niveaux. Je l’utilise très consciemment et depuis très longtemps parce que j’estime que les femmes ont le pouvoir de communiquer à travers elle. Je fais surtout du shopping en voyageant, même pour les affaires. Avant de partir, je recherche quels sont les créateurs locaux, les boutiques à aller visiter. Je lis ELLE, je lis Vogue… D’ailleurs vous savez ce que j'aime dans ces magazines ? La façon dont ils dépeignent les femmes de façon intelligente, à travers des articles qui combinent art, mode et émancipation.

Cet article est paru dans la première édition du magazine ELLE Luxembourg.


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