Angélique Kidjo « La musique est avant tout faite pour être vécue et partagée »

Mis à jour le 5 octobre 2024 par Sarah Braun
Angélique Kidjo « La musique est avant tout faite pour être vécue et partagée »© Taylor Hill

Elle a été classée parmi les cent femmes les plus influentes du monde par The Guardian. Elle chante dans plusieurs langues, dont le yorouba, sa langue natale. Elle a travaillé avec l’UNICEF. Toujours par monts et par vaux et, pourtant, Angélique Kidjo est d’une simplicité désarmante. Le 6 octobre, la pétillante artiste béninoise sera sur la scène de la Rockhal, une date qui lui procure un plaisir sincère ; elle a des attaches particulières avec le Luxembourg et se réjouit de retrouver ce public.

Nous la rencontrons fin septembre, alors qu’elle s’apprête à monter sur la scène de la Fête de l’Huma, à Paris. Point de trac, mais une force tranquille, qui exultera dans un grand mouvement de joie sitôt les premières notes. Voir Angélique Kidjo sur scène c’est vraiment quelque chose, la rencontrer encore plus. C’est d’ailleurs elle qui amorce l’entretien…

Angélique Kidjo : Comment allez-vous ?

Je vais, très bien, merci. Et vous ? Mais surtout où trouvez-vous toute cette énergie pour mener autant de projets et être toujours inspirée ?

AK : Je vous répondrai ce que ma mère m'a dit un jour quand je lui ai demandé comment elle faisait pour élever dix enfants, avec un seul salaire : « je n’ai même pas le temps d’y penser ! »

Vous êtes connue pour être engagée pour la paix, la justice et le partage, comment vivez-vous l’époque actuelle, où ces valeurs sont constamment bafouées ?

Je pense que chaque période de crise nous rappelle ce qui compte vraiment et pour quoi il faut se battre. La liberté que nous avons aujourd'hui n'a pas été acquise du jour au lendemain, il a fallu passer par des moments difficiles. Cette période que nous traversons doit être vue de la même manière, c’est-à-dire comme une opportunité de comprendre ce renouveau, ainsi que ce rejet du système actuel. Il est crucial de créer un futur ensemble, sans forcer les autres à penser comme nous. Nous sommes tous uniques dans notre manière de voir et de vivre la vie ; c’est une richesse. Trop de place a été donnée à la mondialisation, qui tente d’uniformiser tout le monde. L’être humain ne peut et ne doit pas être standardisé.

Votre musique, notamment, traduit votre engagement. Vous ne concevriez pas votre métier autrement ?

Absolument. Je viens d'une culture de transmission orale, ce qui ne fait pas seulement référence aux histoires que l’on se raconte le soir. Cela dit également les leçons que l’on peut véhiculer à travers les paroles d’un morceau. J'ai toujours eu cette curiosité de me demander pourquoi nous dansions sur des chansons, dont les textes sont parfois terribles. On m’a répondu que nous étions les témoins et narrateurs de notre temps ; il arrive que les choses difficiles ne puissent être exprimées que de manière brute, afin que les gens puissent les entendre et réfléchir. Chacun, quand il entend une chanson qui le dérange, doit se poser la question d’où il se positionne. En tous cas, c’est ainsi que j'écris mes chansons. La musique me permet de conserver mon humanité, mon humilité et de pouvoir garder mon esprit critique face aux gens, face aux situations, sans sombrer dans le jugement. Qui suis-je pour juger qui que ce soit ?

Partout où je vais, les gens trouvent toujours une manière de surmonter les épreuves.

Vous souvenez-vous de la première chanson qui vous ait donné envie de faire de la musique votre métier ?

Quand j'avais six ans, je chantais sur scène une chanson qui réunissait tout le monde, tous les corps de métiers. Elle appelait les paysans, les artisans, les êtres humains à se rassembler autour du tambour, à partager leurs histoires, à célébrer leurs différences ensemble. À cet âge, je ne comprenais pas l'impact de ce que je chantais, mais en grandissant, j’ai pris conscience de sa portée.

Votre carrière est impressionnante : votre vingtième album sortira en février. Quel regard portez-vous sur votre carrière ? 

Je n’y vois pas des chiffres, mais des moments de vie, des messages que j’ai cherché à transmettre. Après la mort de ma mère, j’ai ressenti un vide ; immense. Un vertige. On dit souvent que perdre un parent est quelque chose de très difficile ; on a beau le savoir, le dire et le vivre sont deux choses totalement différentes. Qui plus est, la perte d'une personne aussi positive que ma mère est quelque chose qui m’a profondément marquée. Elle ne s'est jamais plaint, même face aux difficultés. Elle arrivait toujours à voir le positif, en tout. Elle utilisait la nourriture comme un lien, toujours prête à accueillir les autres. Ma mère disait souvent « une bonne nourriture vous permet de vous asseoir et de  prendre le temps d’une réflexion un peu plus approfondie. Quand on a le ventre vide, on ne pense pas dans le long terme, on pense avec le système de court terme. Et le court terme, ça ne fait avancer rien du tout… » 

C'est tout cela que j’ai envie de célébrer dans cet album, prendre du recul, sourire.  La force de ma maman c'était ça, la voix, le sourire, le rire. Elle disait toujours « quand tu souris à quelqu'un qui t'envoie une méchanceté, qu'est-ce qu'il va faire ? Rien parce qu’il se sentira bête. Sourire est une arme ! » Elle avait raison.

La famille semble être quelque chose de fondamental pour vous…

La famille, ce sont nos racines, notre refuge, une safe place où l’on peut être soi-même sans être jugé. Mon père disait toujours que faire des erreurs fait partie de l’apprentissage et que nos parents seront toujours là pour nous soutenir, sans jamais dicter nos choix de vie. Ce sont ces valeurs que j'essaie de transmettre à ma fille.

Qu’est-ce qui vous inspire au quotidien ? 

La résilience humaine. Partout où je vais, les gens trouvent toujours une manière de surmonter les épreuves. Mon travail avec l'UNICEF m'a beaucoup appris à ce sujet. On pense parfois qu’on aide les autres, mais en réalité, ce sont eux qui nous aident, en nous montrant leur humanité, leur force. On ne se rend pas compte que dans la douleur, dans les moments les plus difficiles, c’est la force de ceux qu’on aide qui nous permet d’avancer. C’est une leçon d’humilité incroyable. Aider quelqu’un, c’est comme aimer quelqu’un : ça ne peut fonctionner que si c’est réciproque. La complexité de l’être humain me fascine. 

Vous avez fui votre pays en guerre en 1994. Avez-vous guéri des épreuves que vous avez vécues en quittant votre pays ? 

Non, le traumatisme reste. Quand je vois les libertés que nous avons acquises être aujourd’hui remises en question, ça me fait mal. La liberté n'est pas quelque chose à prendre à la légère, car beaucoup de gens sont morts pour que nous puissions en profiter.

Vous considérez-vous comme féministe ? 

Oui, mais je ne suis pas en faveur d’un féminisme qui se voudrait contre les hommes. Ma vision du féminisme, c'est quand les gens, les hommes, parlent du féminisme, du droit des femmes, disent que nous sommes puissantes. Mon père était  féministe, il nous a toujours dit que l’intelligence n’a pas de genre. Pour moi, il est essentiel d’avoir des hommes comme alliés dans la lutte pour les droits des femmes.

Quand je suis sur scène, je suis là pour servir la musique, pour créer un moment de communion et d’émotion.

Votre dernier single, « Joy », est justement un très bel hommage à la résilience. Pouvez-vous en parler ? 

Oui, « Joy » célèbre la force que l’on trouve dans la joie, même face à la douleur. Je l’ai écrite en pensant à ma mère, qui malgré toutes les épreuves qu’elle a traversées, gardait toujours le sourire et l’espoir. Elle force l’inspiration, malgré son absence. Cette chanson, je l'ai faite avec Davido (icône nigériane de l’afrobeats, ndlr), qui a perdu son fils. « Joy » prône le fait de voir la vie du bon côté, quels que soient les circonstances ou les événements douloureux qui pourraient nous priver de notre joie. Cette chanson est un hymne.

J’ai eu la chance de vous voir déjà sur scène et l’énergie que vous mettez dans chacun de vos concerts, la communion avec votre public est quelque chose qui m’a profondément marquée…

La musique est avant tout faite pour être vécue, pour être partagée. Plus que n’importe quelle autre forme d’art, la musique possède cela qu’elle réunit les gens. Peu importe leur langue ou leur culture. Quand je suis sur scène, je suis là pour servir la musique, pour créer un moment de communion et d’émotion.

Angélique Kidjo, le 06 octobre 2024, 20h30 à La Rockhal, Belval.

À LIRE AUSSI :

La Fearless Girl défie le Luxembourg

Le féminisme intersectionnel, c’est quoi

Une ouverture de saison réussie (et féminine !) pour le 50e anniversaire de l’Orchestre de Chambre du Luxembourg