Anne Knepper : « Nous n’avions rien à perdre ; nous avons tout gagné ! »

Mis à jour le 2 décembre 2024 par Sarah Braun
Anne Knepper : « Nous n’avions rien à perdre ; nous avons tout gagné ! »© Public House

Anne Knepper, cheffe du restaurant Public House au Casino Luxembourg, vient de recevoir le prestigieux titre de jeune cheffe de l'année 2025 par le Gault&Millau. Encore méconnue il y a un an, elle s’impose aujourd’hui comme l’une des figures montantes de la scène gastronomique luxembourgeoise. Pour Elle Luxembourg, elle revient sur son parcours, ses valeurs et sa vision d’une gastronomie durable et responsable.

Que ressentez-vous après avoir reçu ce titre de jeune cheffe de l'année 2025 par Gault&Millau ?

Honnêtement, je ne m’y attendais pas du tout. Je ne suis installée au Public House et au Luxembourg que depuis mai 2023 ; j’étais une inconnue il y a encore deux ans ! Remporter un tel titre après seulement un an et demi est une immense surprise. Je pensais plutôt à une mention comme « découverte de l’année », voire un prix pour le restaurant lui-même, car cela semblait plus en phase avec notre démarche.

C’est également une vraie fierté de recevoir ce prix en tant que femme ; et ce d’autant plus qu’il n’avait jamais été attribué à une cheffe auparavant. Cela me permet de porter un message fort pour ce secteur, mais aussi pour toutes les jeunes femmes qui hésitent, peut-être, à se lancer dans la restauration. Oui, ce métier est exigeant, il demande de la persévérance et une motivation constante. Mais il est crucial de rêver grand ; « dream bigger » ! Ce prix est une reconnaissance qui me touche profondément et m’encourage à continuer dans cette voie.

Public House est né d’une rencontre – un peu fortuite – avec Davide Sorvillo et Mathias Hameeuw. Croyez-vous au destin Anne Knepper ?

Ah ! Bonne question… À vrai dire, je ne pense pas que le mot destin soit le plus adapté pour évoquer mon parcours ; en revanche, je crois au mérite.

Vous suiviez des études d’économie quand vous avez décidé d’opérer un virage à 360° pour la gastronomie. Quel a été le déclic ?

Quitter mon pays pour faire mes études a sûrement était déterminant dans ce choix ; le système scolaire luxembourgeois n’est pas trop ouvert à l’interdisciplinarité. Je pense que, d’une certaine façon, j’ai toujours su que l’économie n’était pas ma voie ; pour autant j’avais envie de me prouver à moi-même – à mon entourage aussi – que j’étais capable d’aller au bout de ces études universitaires. Lorsque cela a été le cas, j’ai ensuite réussi à trouver le courage de me dire : « vas-y, essaye, et si ça te plaît lance-toi ! »

« [...] ce passage pour le lycée hôtelier était pour moi indispensable et j’étais vraiment motivée et déterminée à faire mes preuves. »

Vous aviez en tous cas déjà de sérieuses affinités avec l’univers de la gastronomie…

Oui, je pense que c’est venu pendant mes études, quand je me suis retrouvée seule dans mon appartement. Je préférais cuisiner toute la journée pour accueillir mes amis à dîner que sortir en club. Être assis autour d’une table recouverte de bons plats et entourée de personnes que j’aime : c’est vraiment ma définition du bonheur et d’un moment privilégié. 

Quel plat a marqué cette période ?

Je pense que c’est un curry, pour lequel j’avais décidé de préparer moi-même ma pâte de curry ; je m’étais lancé une sorte de défi… et j’ai adoré ça ! Ce n’était pas seulement pour le fait de l’avoir préparée, mais également pour ce que j’avais appris derrière, les épices qui la composaient, sa recette. Tout un univers s’est alors ouvert à moi.

Après vos études d’économie, vous décidez donc de changer de voie pour repartir de zéro au lycée hôtelier de Diekirch…

Je n’ai jamais considéré que je partais de rien, au contraire. D’une part parce que j’étais diplômée, et puis j’avais travaillé deux ans, déjà, dans ce secteur : une année dans un restaurant et une année dans une boulangerie. J’avais commencé mon métier de cheffe de manière autodidacte, mais je me suis rendu compte qu’il me fallait absolument acquérir les techniques de base. Non seulement pour comprendre, mais également pour avoir un certain niveau, voire une certaine légitimité. Le secteur de la gastronomie est assez fermé au Luxembourg ; la première question que l’on te pose est : où t’es-tu formée ? La mentalité est totalement différente au Danemark ou en Allemagne, les gens sont beaucoup plus ouverts. Ainsi, ce passage pour le lycée hôtelier était pour moi indispensable et j’étais vraiment motivée et déterminée à faire mes preuves.

Vous êtes passée par de grandes tables, à l’instar du Geranium, à Copenhague, l’un des meilleurs restaurants au monde. Quelle leçon avez-vous tirée de ces expériences ?

L’endurance ! Même si ce n’est pas le genre de carrière à laquelle je prétends, travailler dans des restaurants étoilés est vraiment indispensable. Dans mon cas, cela m’a prouvé que j’étais capable de supporter des journées de 18h. Ce rythme m’a clairement épuisée, c’est vrai, mais je l’ai fait. Après ça, je savais que quelle que soit la situation dans laquelle je me trouverais – si j’ouvrais mon propre restaurant, par exemple – je serais parée à toute éventualité. Et c’est ce qui s’est passé. Je suis désormais préparée à toutes les situations : je peux remplacer n’importe quel membre de ma brigade, s’il est malade, et supporter un rythme extrême sur une durée plus ou moins longue. Dans ces stages dans les étoilés, j’ai également appris des techniques de haut niveau, que j’utilise désormais tous les jours. Cette période de ma vie a été très exigeante, mais très formatrice à bien des égards.

« Nous n’avions rien planifié depuis le début, nous y avons juste mis tout notre cœur et nos tripes, mais toujours dans la légèreté. »

Comment est né Public House ?

Davide Sorvillo, Mathias Hameeuw et moi nous sommes rencontrés à l’occasion d’un Chef’s Diners qu’ils avaient organisé dans leur restaurant, La Bonne Nouvelle, dans l’ancien Charly’s Gare. Nous nous sommes tout de suite hyper bien entendus, au point d’avoir l’envie de créer un pop-up de deux semaines ensemble ; un concept de fine dining dans un lieu unique au Grand-Duché. Notre projet initial est tombé à l’eau, et nous nous sommes retrouvés en contact avec le Casino Luxembourg, qui cherchait quelqu’un pour reprendre son restaurant. Jusqu’alors aucun projet n’avait réussi à trouver son rythme et sa clientèle.  D’un projet de pop-up éphémère, nous sommes finalement arrivés à un contrat de neuf mois qui s’est étiré jusqu’à un contrat de trois ans. Nous parlions de destin tout à l’heure et cet exemple est la plus belle preuve que le travail mène à tout. Nous avons œuvré sans relâche pour montrer au Casino Luxembourg ce dont nous étions capables, mais aussi à la clientèle. Et ça a fonctionné, nous avons réussi à tous les séduire. Nous n’avions rien planifié depuis le début, nous y avons juste mis tout notre cœur et nos tripes, mais toujours dans la légèreté. Nous n’avions rien à perdre ; nous avons tout gagné !

Comment définiriez-vous votre cuisine ?

Jeune, mais avec tout de même les principes qui faisaient les bases de la cuisine il y a un siècle. Avant que l’industrialisation ne leur dicte de nouveaux codes, les gens ont toujours cuisiné à partir de produits locaux ou de saison. En tant que cuisinière, je pense avoir un message à transmettre, ainsi qu’une responsabilité envers l’environnement. Aussi, je trouve que ma cuisine est très réfléchie et responsable, mais jeune, en ce sens où elle reste inventive, qu’elle repose sur des techniques un peu poussées. Enfin, ma cuisine est transparente, tant avec les producteurs qu’avec les clients.

Justement, les circuits courts et la saisonnalité sont presque devenus des slogans marketing que tous les restaurants revendiquent. Dès lors, comment entendez-vous vous démarquer ?

C’est vrai, tout le monde dit maintenant faire une cuisine locale et de saison, mais nombreux sont les établissements à maltraiter ces principes. Quand on parle de produits locaux, de produits de saison, il doit y avoir un vrai fil rouge, une cohérence qui saute aux yeux dès qu’on lit la carte. Je ne vais pas proposer des asperges en plat et du kiwi ou des mangues en dessert, par exemple. Une autre façon de m’engager est de cuisiner des produits dont je fais la cueillette moi-même. Je ne suis pas pionnière dans cet exercice, d’autres comme René Mathieu ou Matthieu Ven Wetteren l’ont fait avant moi, mais c’est vraiment quelque chose qui me procure une grande joie. En ce moment, nous avons à la carte des orties, de l’oseille, de l’ail des ours ou de l’aspérule odorante : c’est notre rôle en tant que chef que de montrer à nos clients tout ce que la nature qui nous entoure nous offre.  Enfin, je pense que travailler en local implique une vraie organisation : la nature nous donne en toutes saisons des produits fabuleux ; toutes les techniques que j’ai apprises me permettent ainsi de les travailler – en fermentation par exemple – pour pouvoir les utiliser tout au long de l’année, et ne pas utiliser de produits qui viennent des pays chauds en hiver. Il y a une vraie réflexion dans mon approche des végétaux. C’est aussi pour cela que je suis de plus en plus souvent en salle, afin d’expliquer aux clients ma démarche. Il y a vraiment une dimension éducative dans le métier de cheffe.

Vous avez également une passion pour le gibier…

Cela va de pair avec mon discours précédent. D’aucuns vous diront que le gibier est fort en goût, qu’il n’est pas noble. Je leur répondrais que c’est un produit 100% local, qui a grandi en pleine nature et qui a donc toute sa place à ma carte. Je ne suis d’ailleurs pas contre la chasse, tant que celle-ci est faite de manière raisonnée. Cet hiver, j’ai souvent mis le gibier à la carte, mais au printemps, j’ai proposé du veau, local également. Il en faut aussi pour tous les goûts : je suis ouverte à tout, à condition d’avoir un regard sur la qualité et l’origine. Ce sont vraiment mes seules exigences.

« Je veux que les personnes qui travaillent à mes côtés se sentent bien ; j’essaye vraiment de créer un environnement de travail bienveillant, dans lequel tout le monde a la place pour faire entendre sa voix. »

Quel plat placez-vous au-dessus de tout ?

Sans hésitation aucune : le pain au levain que je fais moi-même, accompagné du beurre fumé que nous servons à Public House. Je ne connais rien de meilleur que la simplicité, quand elle bien faite.

Quel mets aimez-vous particulièrement cuisiner ?

Les asperges, que j’adore, mais surtout les herbes sauvages. J’ai une obsession particulière en ce moment pour l’aspérule odorante, une plante que l’on trouve dans nos forêts d’ici et qui a une saveur proche de la fève tonka ou de la vanille. En ce moment, nous la servons en glace. Rien ne me rend plus heureuse que de rentrer de cueillette avec mon butin et de le préparer ensuite. Encore une fois, la simplicité prime sur tout !

Qu’est-ce qui vous motive à sortir de votre lit chaque jour ?

J’adore me lever tôt et être seule pour profiter de ces quelques instants de quiétude. Avant le rush en cuisine ; avant l’effervescence d’une journée de travail. Le matin, quand je suis encore seule derrière les fourneaux, c’est vraiment mon moment de médiation à moi !

Qui vous inspire ?

La cheffe française Manon Fleury (cheffe du restaurant Datil, à Paris, ndlr.), qui a récemment décroché une étoile et que je trouve vraiment brillante. J’aime sa réflexion, son storytelling, son respect des produits. Je trouve qu’elle a une présentation hyper forte. Et puis c’est une femme, entourée d’une brigade composée que de femmes, ce que j’admire vraiment. C’est ce vers quoi je tends, d’ailleurs, et nous sommes trois femmes pour un homme à Public House ! La gastronomie reste tout de même un domaine largement dominé par des hommes, souvent toxiques. Je veux que les personnes qui travaillent à mes côtés se sentent bien ; j’essaye vraiment de créer un environnement de travail bienveillant, dans lequel tout le monde a la place pour faire entendre sa voix.

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