Médecine esthétique et réseaux sociaux : une liaison dangereuse ?

Mis à jour le 11 décembre 2024 par Sarah Braun
Médecine esthétique et réseaux sociaux : une liaison dangereuse ?© Pexels

Si l’image que l’on renvoie au monde a toujours été au cœur des injonctions sociales liées à la beauté, jamais celle-ci n’aura occupé tant de place qu’aujourd’hui. Depuis le début des années 2000, l’avènement de la téléréalité et l’essor des réseaux sociaux ont profondément redéfini les règles du jeu en termes de standards esthétiques. L’uniformisation des canons de beauté n’est certes pas une nouveauté mais la médecine esthétique a rendu possible l’idée même d’un idéal de perfection. De Loft Story à Instagram, en passant par TikTok, les filtres et les applications de retouche photo, la quête d’un visage lisse, exempt de tout défaut, est devenue omniprésente, suscitant autant de fascination que d’inquiétude.  

De l’essor des nouveaux standards de beauté

26 avril 2001, le premier épisode de Loft Story est diffusé sur M6. Nathalie Nadaud-Albertini, sociologue spécialisée dans les médias, autrice de 12 ans de téléréalité… au-delà des critiques morales, souligne comment la téléréalité, dès ses débuts, a imposé une « surféminité » et une « hypermasculinité », influençant durablement les perceptions du corps et de la beauté. Les candidats de téléréalité, à l’instar de Loana, arborant souvent des physiques transformés par la chirurgie et la médecine esthétique, deviennent alors une nouvelle norme désirable pour toute une génération de jeunes en quête d'une apparence parfaite. « La fréquentation visuelle fait qu'on s'habitue à voir des choses qu'on n’observe pas forcément dans la vie de tous les jours. Et, à force, ça peut devenir pour certains désirable ; c’est en tous cas ce qui a pu se passer avec la téléréalité », explique Nathalie Nadaud-Albertini.

Loin d’être isolé, ce phénomène s’amplifie ensuite via les réseaux sociaux, où l’image règne en maître. Cela commence par sa photo de profil sur son compte Facebook, que l’on veut soignée. Sur Instagram ou TikTok, l’apparence physique devient un critère d’acceptation sociale, à grand renfort de « likes » dispensés par sa communauté : on n’hésite plus à pimper un peu la réalité ; après tout, les filtres et les applis de retouches photos sont bien faites pour ça ! Des artifices qui, s’ils modifient avec plus ou moins de subtilité la réalité, accentuent surtout la pression à ressembler à ces idéaux numériques : nez fin, lèvres pulpeuses, pommettes saillantes, teint zéro défaut. Autant de critères que les femmes, en particulier (mais les hommes ne sont pas épargnés), cherchent à atteindre. Léa Sacleux, créatrice de contenu, le reconnaît : « voir constamment dans mon feed des femmes avec des lèvres pulpeuses m’a donné envie de sauter le pas. » Léa a eu recours à deux injections d’acide hyaluronique dans les lèvres à deux reprises. Même son de cloche pour Emilie Higle, créatrice de contenu à Luxembourg, qui explique « j'ai un métier d'image, ce qui implique une certaine pression : il faut toujours avoir l'air au top. Grâce aux injections de botox que je fais régulièrement, je me sens bien mieux. »

Isabelle Sansonnetti, journaliste créatrice du Podcast « Injonctions & bistouri » souligne que cette « uniformisation des standards de beauté n’est pas neuve. Il y a toujours eu des modèles auxquels les femmes ont souhaité ressembler. Or la médecine esthétique – et la chirurgie esthétique – ont ouvert cette boîte de Pandore : celle de pouvoir réellement transformer son identité»

Une démocratisation à portée de feed

2024 : la médecine esthétique est à la portée de toutes et tous. À la faveur d’actes bien moins invasifs, mais pas seulement. La parole, elle aussi, s’est allégée. Le Dr. De Runz, chirurgien esthétique installé à Metz l’explique : « avant, on n’osait pas dire que l’on avait recours à des injections. Désormais, plus personne – ou presque – ne s’en cache. » Le bouche-à-oreille va certes bon train, mais pas uniquement. Les réseaux sociaux, eux aussi, jouent un rôle crucial dans la démocratisation des pratiques esthétiques.  

« la médecine esthétique n’est plus synonyme de transformation radicale, mais elle s’apparente à une routine skincare »

Car la médecine esthétique n’est plus synonyme de transformation radicale, mais elle s’apparente à une routine skincare « normale ». « Ces soins sont réversibles et nécessitent donc un entretien régulier, comme si on allait chez le coiffeur. Il y a certaines patientes que l’on voit une fois à deux par an », explique encore le Dr. De Runz. La Luxembourgeoise Marie-Laure est de celles-là : « j’ai commencé il y a douze ans, dans les sillons nasogéniens. J’étais très complexée, car ils étaient très marqués et cela me donnait un air sévère. Ensuite, j’ai enchaîné par du botox dans le front et au niveau de la patte d’oie, puis de l’acide hyaluronique au-dessus de la lèvre supérieure. Depuis, je refais chacun de ces actes tous les six mois ; ils font vraiment partie de ma routine beauté.» Elle explique encore que si certains de ces actes étaient curatifs, d’autres ont été faits à titre préventif. 

Une quête de perfection exacerbée par le règne du selfie

Qu’est-ce qui peut pousser des individus à vouloir – autant – anticiper les méfaits du temps qui passe ? Là encore, les réseaux sociaux ont joué un rôle prépondérant, accentuant une tendance narcissique, nourrie – entre autres – par la pratique du selfie. Pour Jennifer Padjemi, autrice de Selfie : comment le capitalisme contrôle nos corps (paru 2023 en aux éditions Stock), « ce n’est pas normal de se voir autant. On ne s'en rend plus compte tellement c’est devenu normalisé. Avant, on n’était pas autant face à des reflets de nous-mêmes, à toute heure de la journée et partagés par plein de gens. Cela implique donc une extrême conscience de soi, et in fine de ses potentiels défauts, en tous cas que l’on va considérer comme tels. » En cause, la pratique du selfie, mais également l’accroissement des visioconférences, notamment depuis la crise sanitaire : notre rapport à notre image a été considérablement modifié ces dernières années. Résultat ? Une pression croissante pour gommer la moindre imperfection, et devenir la meilleure version de nous-mêmes. « À l’heure actuelle, on ne peut plus penser la beauté, le bien-être, le développement personnel, en dehors des actes de médecine esthétique ou de charges esthétiques, parce que c'est souvent la dernière étape qui va venir renforcer l'idée d'une amélioration de soi, d'un changement profond, d'une quête pour devenir une meilleure version de soi », explique Jennifer Padjemi. Dans cette quête à la perfection, la médecine esthétique est devenue un outil comme un autre pour répondre à une norme toujours plus pressante. 

« Le bon médecin est celui qui sait dire non »

Une démocratisation qui n’est pas sans danger. Comme le rappelle le Dr. Hachem, dermatologue et médecin esthétique à Esch-sur-Alzette, la pression des réseaux sociaux peut inciter certaines personnes à aller trop loin, à la recherche de transformations radicales influencées par des idéaux parfois too much : « quand les patientes me demandent des choses irréalisables, je leur montre photo à l’appui ce que je peux faire et ne pas faire. Je ne peux pas transformer radicalement le visage d’une personne. » Le Dr. De Runz renchérit « le bon médecin esthétique est celui qui sait dire non. Je préfère que la patiente soit déçue à la fin d’une consultation préalable plutôt qu’elle se réveille avec une image différente de celle à laquelle elle s’attendait. »

En parallèle, il est également de leur devoir de ralentir une clientèle très jeune, pressée de ressembler à leurs idoles. « Quand des jeunes filles de 18 ans viennent pour faire des injections de botox parce que les Kardashian le font, je dis non », affirme le Dr Hachem. Informer et sensibiliser est donc primordial, et ce d’autant plus que des faux praticiens sévissent, avec à la clé des dégâts parfois irréversibles, pouvant engager le pronostic vital : « les injecteurs sans formation médicale mettent les patients en danger, avec des interventions réalisées dans des appartements ou des squats illégaux. Non seulement ils nuisent à notre profession, mais ils jouent avec la vie de patientes », déplore le Dr. Camara, médecin généraliste, spécialisé en médecine anti-âge.

De l'hyper féminité à une esthétique plus soft : une bonne nouvelle ?

Si le risque existe, les trois médecins interrogés sont unanimes : les demandes actuelles sont loin des excès. La féminité exacerbée commence en outre à laisser sa place à un canon de beauté plus naturel, avec des interventions comme le baby botox ou des injections beaucoup plus légères. « On va vers une nouvelle tendance où l’on veut que cela ne se voit plus », explique Emilie Higle. Ce qui, paradoxalement, peut devenir une autre forme de pression sociale : être parfaite, genre « I woke up like this ». De l’hyper féminité à la tendance « clean girl », la quête de la naturalité finit elle aussi par devenir un impératif esthétique, contribuant à une nouvelle norme.