Il est à bien des égards l’œil vif de la mode, celui qui en capte les excès et le génie, mais aussi les absurdités, les icônes. Voilà des années que Loïc Prigent, documentariste génial au style aussi mordant qu’élégant, explore l’industrie de la mode sans jamais perdre de vue son bon sens.
© Deralf
Après avoir immortalisé les perles de la fashion week et révélé les coulisses des plus grandes maisons, Loïc Prigent s’est donné un nouvel objectif, celui de démêler les origines du prêt-à-porter dans Mille Milliards de Rubans, un récit à la croisée de l’essai et du roman paru chez Grasset. Soit une quête érudite et personnelle – passionnante et franchement drôle – dans laquelle il embarque le lecteur dans une traversée jubilatoire de l’histoire de la mode, où crinolines, anecdotes savoureuses et critique sociale s’entrelacent.
Qu’est-ce que le bon goût ?
Mais on s’en fout du bon goût, on en a marre de la fashion police ! Plus sérieusement, hier, j’ai croisé une jeune fille dont je me suis dit qu’elle était vraiment élégante. Le bon goût, en fait, c’est une politesse pour les autres, qui demande du talent, et qui n’a rien à voir avec l’argent. Il y a des gens qui font ça vraiment bien ; Delfina Delettrez par exemple, l’inconnue que j’ai croisée hier aussi…
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire cette histoire de la mode ?
Tout est parti d’une enquête personnelle, que je ne pensais d’ailleurs pas publier. J’avais entendu Pierre Berger dire qu’Yves Saint-Laurent était l’inventeur du prêt-à-porter, ce qui me paraissait complètement anachronique, voire exagéré… J’ai posé la question à des amis, plus renseignés que moi, qui m’ont également soutenu que Saint-Laurent avait inventé le prêt-à-porter de luxe en 1966, avec l’ouverture de sa boutique place Saint-Sulpice. Comme ça ne me convainquait toujours pas, j’ai décidé de creuser, en m’éloignant des versions officielles et en allant chercher dans d’autres documents… disons plus alternatifs…
En remontant notamment jusqu’au 19e siècle…
Oui, car j’ai réalisé que, dans tous les domaines, on trouvait des signaux annonciateurs du prêt-à-porter : l’accélération de la vie industrielle, l’essor des voyages, les matières premières, les échanges entre les pays, le développement de la presse…
Où vous êtes-vous documenté ?
J’ai lu à peu près toutes les monographies publiées sur les marques encore existantes, comme Baccarat. Je me suis même retrouvé à lire des trucs sur Peugeot… pas mal de livres qui traitaient du 19e siècle, sans forcément parler purement de mode. J’ai écumé les vide-greniers… Je me suis plongé aussi dans les journaux, les quotidiens, les hebdos… J’ai aussi lu des journaux intimes, des mémoires… toutes sortes de documents de ce genre-là, et aussi d’autres choses un peu plus obscures, qui s’adressaient aux professionnels.
Mes recherches ont été très fluctuantes, mais je me disais que, justement, c’était en allant dans cet aléatoire, que j’allais trouver la vérité. Pas la vérité avec un grand V, mais la vérité de l’époque.
Ça semble colossal !
J’y ai passé beaucoup de temps ; mais c’était génial, comme quand on fait une enquête, qu’on interroge des gens : il y a ceux qui se contredisent, des rebondissements… j’avais l’impression de tirer sur des fils… c’était ultra satisfaisant.
Pour mener cette enquête, vous avez pris le parti d’adopter une posture un peu naïve, à la Candide…
J’ai commencé à écrire sur un ton, que je qualifierais d’humeur, et, lorsque je me suis replongé dans le texte quelque temps plus tard, cela m’a vraiment surpris. J’ai retravaillé et étoffé le contenu, car, ce que je voulais avant tout, c’était entraîner les lecteurs avec moi dans cette enquête, la rendre captivante. Il était essentiel que cela ne reste pas un plaisir solitaire, mais que les gens aient aussi envie de s’y intéresser. L’idée était d’adopter un style simple, sans basculer dans l’écriture universitaire. J’ai lu beaucoup de textes sur la mode écrits sur un ton froid et distant, qui sentait un peu la naphtaline… et, sincèrement, c’était tout sauf engageant.
J’ai voulu raconter la mode sans détours, sans avoir peur d’aller au contact des vêtements, les toucher, de fouiller dans les archives, d’exhumer des pièces et des histoires, et d’affirmer : ça, c’est inintéressant au possible, mais, ça, c’est véritablement fascinant. Ce processus m’a aussi permis de faire des découvertes surprenantes, comme réaliser que les créations de Worth étaient plutôt moches, alors que celles de son fils étaient incroyablement belles. Bref, cela m’a offert une vraie liberté.
En parlant de Worth, ce livre se présente sous la forme d’une galerie de personnages, d’anecdotes, dont il fait partie. Comment les avez-vous sélectionnés ?
Par l’enquête, en allant vers les gens qui m’intriguaient. Je me suis rendu compte que les gens dont on parlait de façon évidente étaient ceux pour lesquels on ne trouvait pas grand-chose. En revanche, si on m’avait dit que j’allais enquêter sur César Ritz ou lire les mémoires de sa femme… je ne l’aurais jamais imaginé !
Mes recherches ont été très fluctuantes, mais je me disais que, justement, c’était en allant dans cet aléatoire, que j’allais trouver la vérité. Pas la vérité avec un grand V, mais la vérité de l’époque.
Vous ancrez votre récit dans votre propre histoire…
C’était aussi pour dire d’où je viens, mon époque, parler de mon regard sur la mode. Ça me permettait surtout de lancer le récit à la première personne et finalement dire au lecteur : « La mode n’est pas quelque chose d’incongru ou d’évident. » C’est un univers dans lequel on peut s’amuser à chercher, à creuser, et à trouver du sens. Et puis, c’était aussi une façon d’expliquer que, pour moi, ce n’était pas gagné d’avance non plus…
D’ailleurs, vous évoquez votre syndrome de l’imposteur dans le préambule. Que diriez-vous au jeune journaliste que vous étiez alors, celui qui a été un beau matin catapulté sur le front raw ?
Je lui dirais de profiter et de prendre un max de notes : c’est ce que j’ai fait et je ne regrette rien.
Pourquoi avoir choisi de commencer par la crinoline ?
J’avais vu une crinoline dans un défilé Balenciaga ; elle était tout en velours frappé, très impressionnante, avec cette espèce d’effet vraiment majeur de cerceaux. Elle était très belle et mystérieuse, et, quand, elle est passée devant moi, je me suis rendu compte de sa réalité physique et ça m’a vraiment interpellé.
Occupe-t-elle vraiment une place particulière dans votre imaginaire de la mode ?
Je pense que si l’on faisait un drinking game, à boire un shot à chaque fois que j’écris le mot « crinoline, » on serait vraiment ivre mort à la fin du bouquin. J’éprouve vraiment une fascination quasi morbide pour la crinoline. Elle est vraiment l’objet de mode ultime, le truc qui redessine le corps de la femme ; qui est vraiment encombrant ; qui n’est pas du tout pratique mais qui tout à la fois est un allié de séduction ; mais qui est en même temps un outil économique pour un pays, mais également quelque chose d’abominable éthiquement quand on observe comment était fabriqué le coton à cette époque… La crinoline, c’est tout un écosystème, un univers, même.
Si on veut raconter 1850 dans le monde entier, il faut parler de la crinoline et on parlera de tout : de la politique, de la place de la femme, de l’économie, des échanges, de l’esthétique, de l’architecture, de l’argent… C’est vraiment le moment de la mondialisation de la mode, de la diffusion, du raccourcissement des cycles.
Elle est pas mal, la crinoline, quand même ; elle se pose là…
© Julien Da Costa
Vous parlez aussi beaucoup d’Eugénie…
Mon idole.
Diriez-vous qu’elle incarne ce « mélange » entre Marie-Antoinette et Kim Kardashian ?
Oui, dans le sens où les trois sont très articulées sur leur frivolité et l’assument. J’aime beaucoup ce témoignage de Jean Cocteau qui rencontre une Eugénie très âgée en exil et qui assume complètement la frivolité et les excès qui l’ont bien amusée à l’époque. Cette jeunesse, cette gloire. Je trouve ça très chic d’assumer. Après, quand elle porte un chapeau avec un oiseau entier dessus et que ça créé une folie telle que ça menace d’extinction plusieurs oiseaux… mon admiration a des limites !
J’ai voulu raconter la mode sans détours, sans avoir peur d’aller au contact des vêtements, les toucher, de fouiller dans les archives, d’exhumer des pièces et des histoires.
C’est fou de penser à la vitesse à laquelle la mode se propageait à cette époque, bien avant l’ère d’internet et des réseaux sociaux…
Ça m’a énormément surpris. Je pensais aussi que les modes avaient une durée plus longue, mais en réalité, tout allait très, très, vite. J’ai commencé mon enquête en lisant l’histoire de la crinoline de la princesse Alexandra, avec cette robe de mariée imposante et spectaculaire, restée ancrée dans l’imaginaire collectif pendant plus de 100 ans. Pourtant, au fil de mes recherches, j’ai réalisé que les cycles de la mode étaient de plus en plus courts, parfois réduits à une simple semaine. Paul Poiret raconte qu’au début, les femmes se faisaient coudre une robe chez Jacques Doucet chaque lundi pour être prêtes le dimanche. Mais à la fin, elles venaient le vendredi pour avoir la dernière tendance à temps pour le week-end, voire le samedi pour le dimanche !
D’autres anecdotes vous ont scotché ?
Absolument tout m’a fasciné. Ce que j’ai surtout aimé, ce sont les moments d’invention, quand on invente le défilé, quand on invente tout dans ce système. Comme l’étiquette : Worth signait à la main ses étiquettes et l’écriture semble être faite à la main, un peu comme s’il avait signé en personne chacune de ses étiquettes. Là, le vêtement devient une œuvre. Et, si le vêtement devient une œuvre, vous pouvez faire beaucoup d’argent. Il y a aussi Singer, qui est le tout premier à avoir son service marketing en interne. Tout s’est vraiment fait au même moment.
Ce livre est également une critique de la société patriarcale…
Avec le recul, c’est vraiment flagrant, et les exemples sont nombreux : ces vêtements qui entravent le mouvement, qui réifient et immobilisent le corps de la femme. Ces manches trop serrées pour lever les bras, ces chapeaux qui vous empêchent de prendre un fiacre tant ils sont encombrants… Ces robes pour lesquelles il faut l’aide de trois personnes pour les enfiler et les retirer. C’est étonnant de rendre le moment de l’habillage et du déshabillage aussi complexe. Ça donne de la puissance, ça c’est sûr, mais quand même…
Vous évoquez aussi beaucoup le destin des « outsiders ». Pourquoi ?
Quand je dis que Worth a tout inventé, je sais que ce n’est pas totalement vrai. Je suis persuadé qu’une femme est à l’origine de tout cela, mais, parce qu’elle était une femme, elle n’a pas reçu la reconnaissance qu’elle méritait, et ses contemporains n’y ont pas prêté attention. C’est lui qui a récolté les honneurs, j’en suis convaincu. Je ne fais pas confiance à la version officielle, et ce livre est justement une tentative de dépasser ces récits convenus. J’ai cherché d’autres indices, exploré différentes pistes… Je ne prétends pas détenir la vérité absolue, mais j’ouvre des portes pour réfléchir autrement.
Y aura-t-il une suite ?
J’ai pas mal enquêté sur le 18e, le début du 19e, et en ce moment – même si j’aurais changé d’avis demain – il y a plein de choses qui me passionnent dans le 20e, et notamment dans les années 40, 50 et 60, où l’on assiste à une véritable redistribution des cartes, avec une nouvelle révolution industrielle. Et c’est la naissance du prêt-porter tel qu’on le conçoit aujourd’hui… On verra !
Vous vous amusez toujours autant quand vous assistez aux défilés ?
Bien sûr ! Sinon, je ne le ferais plus. Ce serait quand même une sacrée gageure de s’infliger une fashion week entière sans y prendre du plaisir… C’est un exercice mental assez intense, il faut vraiment en avoir envie. Oserais-je une métaphore ? Allez : c’est comme ceux qui se lancent dans un Vendée Globe et traversent l’océan en furie… Autant ne pas avoir le mal de mer.