Alors qu’à travers le monde, les droits des femmes subissent une inquiétante régression et que les figures du masculinisme font entendre leurs voix avec fracas, il nous est essentiel de recueillir la parole de celles qui inscrivent les luttes contemporaines dans une histoire collective et politique. Rokhaya Diallo fait partie de ces voix incontournables. Invitée dans le cadre de l’exposition Pure Europe pour une conférence intitulée « Sommes-nous racistes ? » au Cercle Cité, elle nous a accordé un entretien pour évoquer, bien sûr, la question du racisme dans un pays comme le Luxembourg, mais aussi les combats féministes qui restent à mener.

Son dernier ouvrage, Dictionnaire amoureux du féminisme (éditions Plon), paraît demain. Un livre dans lequel elle partage ce qu’elle aime dans le féminisme, avec une volonté didactique et c’est un hommage vibrant aux figures féministes qui l’ont inspirée, qu’elles soient issues de l’histoire de France, du Sénégal – son pays d’origine – ou des États-Unis, avec lesquels elle entretient des liens étroits.

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ELLE Luxembourg : « Sommes-nous tous racistes ? » : voilà une question qui invite à l’introspection. Dans un pays comme le Luxembourg, où la diversité est souvent perçue comme une richesse, comment déconstruire le racisme ordinaire ?

Rokhaya Diallo : Il est essentiel de distinguer ce qui relève de la xénophobie et ce qui relève du racisme. Le racisme est une idéologie qui s’inscrit dans une histoire particulière, notamment celle des civilisations européennes qui, pour coloniser le monde, ont instauré des hiérarchies raciales. Ces hiérarchies ne sont pas fondées sur des critères ethniques ou culturels, mais sur une construction sociale de la race. Même dans un contexte multiculturel comme celui du Luxembourg, ces idéologies persistent et continuent de produire des inégalités.

Quels sont les mécanismes inconscients qui perpétuent les inégalités raciales ?

Le premier est le déni. Dans l’espace francophone, il y a une difficulté à admettre que nos sociétés produisent encore du racisme. On a tendance à penser au racisme comme un phénomène propre aux États-Unis, alors que des pays comme la France ont été au centre du commerce triangulaire et de la colonisation. Cette histoire fait partie intrinsèquement de notre  histoire : l’invisibiliser, en ne la racontant pas dans les films ou la littérature, c’est entretenir un racisme structurel. Le fait de refuser d’entendre les histoires des gens qui ont subi ce racisme au quotidien ou affirmer « je ne vois pas les couleurs » revient à nier la réalité des discriminations vécues chaque jour par les personnes racisées.

Comment lutter contre le racisme au-delà des actions individuelles ?

Il faut s’éloigner le plus loin possible de l’idée selon laquelle le racisme est une simple question de moralité individuelle. Historiquement, le racisme a été produit par des institutions : la colonisation, au même titre que l’esclavage, le Code noir en France ou le Code de l’indigénat sont des exemples concrets de systèmes étatiques qui ont contribué à hiérarchiser les populations. Si ces inégalités ont été créées par les institutions, alors celles-ci doivent aussi s’impliquer pour les démanteler. Il en va de leur responsabilité ; mais, pour ce faire, il faut une sincère volonté politique, une reconnaissance du racisme systémique, et des réformes qui prennent en compte les discriminations dans l’éducation, la police, le logement, l’emploi… On ne peut pas avoir réifier des êtres humains pendant des siècles et attendre que la façon dont on les perçoit change de manière drastique, comme par magie du jour au lendemain…

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Le fait de refuser d’entendre les histoires des gens qui ont subi ce racisme au quotidien ou affirmer « je ne vois pas les couleurs » revient à nier la réalité des discriminations vécues chaque jour par les personnes racisées.

Dans tous les pays d’Europe, si on regarde les pratiques policières, on voit que statistiquement, les personnes non-blanches ou les personnes roms ont plus de risque d’être exposées à des brutalités policières que le reste de la population : aussi faut-il que, au niveau par exemple d’un ministère de l’Intérieur, d’une institution analogue, il faut mettre en place des dispositifs, non seulement pour former les policiers, mais aussi pour les sanctionner, pour faire en sorte que ça ne reproduise plus.

De fait, on revient à la notion de déni que vous avez évoquée précédemment…

Absolument, le déni, c’est considérer que le racisme est une question individuelle ; or ce n’est pas une question de gentils et de méchants là. Ce qu’il faut c’est éduquer, repenser les programmes scolaires, en expliquant les origines de l’immigration en Europe, toutes ces choses qu’on ne peut pas deviner et qu’on a besoin de comprendre pour prendre l’autre en considération. La première fois que j’ai découvert un film traitant de l’esclavage français dans l’océan Indien, c’était avec Ni chaînes ni maîtres, réalisé en 2024. Comment se fait-il que ce genre de récit n’existe pas ; ou si peu ? C’est cela qu’il faut faire : raconter nos histoires, leurs histoires, sans complexe. C’est vraiment très important.

Votre livre évoque la prise de conscience post-#MeToo. Pensez-vous que le mouvement a suffisamment pris en compte la diversité des expériences féminines, notamment celles des femmes racisées ?

On oublie souvent que le mot #MeToo a été créé par une femme noire, Tarana Burke, éducatrice à Harlem, afin de sensibiliser les jeunes filles noires aux violences sexuelles. Son nom a été effacé lorsque l’actrice Alyssa Milano a popularisé le hashtag sept ans plus tard dans le milieu du cinéma. Rétablir cette vérité me semble déjà fondamental.
Le mouvement a une forte visibilité dans les contextes occidentaux, mais il faut rappeler qu’ailleurs, en Inde, en Afrique, en Amérique latine, des luttes similaires existent depuis longtemps. Chaque pays a eu sa propre dynamique.

Les femmes de chambre d’hôtel en France, menées par Rachel Kéké – devenue députée par la suite –, ont porté une lutte majeure contre leurs conditions de travail et les violences sexistes, mais leur combat n’a pas été reconnu comme une extension du #MeToo. D’ailleurs, en France, c’est une femme noire qui a été à l’origine de la plus grosse déflagration politique en France avec l’affaire Strauss-Kahn, après que ce dernier l’ait agressée dans un hôtel new-yorkais. Les femmes non blanches, si l’on s’y intéresse, sont présentes partout ; simplement, il faut pouvoir lire leurs actions comme appartenant à part entière au mouvement féministe, comme capables de dénoncer les violences sexistes. Et là, je crois effectivement qu’il y a encore du travail.

Rokhaya Diallo

© Fredericonceptual

La montée en puissance des leaders politiques populistes, à l’instar de Donald Trump, laisse présager un recul inquiétant des droits des femmes. Comment ces figures influencent-elles les luttes féministes ?

Dès la première élection de Trump en 2016, une réaction massive s’est manifestée, notamment à travers la Marche des femmes de janvier 2017, qui a rassemblé des militantes de tous horizons, qu’elles soient activistes engagées ou simples citoyennes préoccupées par l’avenir de leurs droits. Pourtant, malgré cette mobilisation, Trump a réussi à nommer à la Cour suprême des juges conservateurs dont les décisions ont profondément impacté le droit à l’avortement, remettant en cause des acquis datant des années 1970. Ce processus s’est accéléré sous l’influence de groupes de droite et d’extrême droite qui œuvraient de longue date à ce démantèlement, exploitant le fait que les magistrats de la Cour suprême sont nommés à vie et peuvent ainsi façonner durablement le cadre juridique du pays.

Par ailleurs, les politiques de Trump ont aussi eu des répercussions sur les droits des personnes transgenres, notamment par l’interdiction de leur service dans l’armée et la reconnaissance limitée à un strict binarisme de genre. Dans ce contexte, une alliance implicite s’est formée entre les élites économiques et les grandes figures de la Tech, en grande majorité des hommes, qui valorisent une certaine vision de la masculinité, élément clé du maintien des structures patriarcales.

Néanmoins, si la situation semble préoccupante, il est essentiel de se souvenir des combats passés. Nos prédécesseures ont lutté dans des conditions bien plus difficiles, sans accès aux médias ni aux réseaux sociaux, et pourtant, elles ont résisté. Il y a un siècle à peine, certaines allaient jusqu’à poser des bombes ou s’enchaîner aux grilles pour obtenir le droit de vote. Cette mémoire doit nous rappeler que nous avons des ressources et une capacité de résistance inébranlable. Même si le défi est immense, il ne doit pas nous décourager. La lutte pour les droits des femmes est un combat mondial, et partout, des voix s’élèvent pour défendre l’égalité.

Comment maintenir un élan de solidarité féminine et féministe entre des pays aux contextes et régimes politiques si différents ?

Il est essentiel de ne pas détourner le regard. Celles et ceux d’entre nous qui vivent dans des pays privilégiés doivent utiliser ces privilèges pour mettre en lumière les luttes féministes à travers le monde. Par exemple, la situation des femmes en Afghanistan est dramatique : elles font face à un régime d’apartheid de genre, les excluant presque totalement de l’espace public et restreignant leurs droits fondamentaux, notamment l’accès à l’éducation. Il en va de même pour les femmes en Iran et ailleurs, qui se battent chaque jour pour leur liberté.

Notre rôle est donc de maintenir une solidarité active en amplifiant la voix de ces femmes et en exerçant une pression sur nos propres gouvernements afin qu’ils interviennent diplomatiquement. Nous disposons d’un levier de visibilité qui permet de tirer la sonnette d’alarme à une échelle internationale. Par ailleurs, lorsque des figures publiques, qu’elles soient actrices, artistes ou réalisatrices, utilisent leur notoriété pour produire des documentaires et donner la parole à ces femmes, elles participent à ce travail de sensibilisation essentiel. Il faut que chacun et chacune contribue à cette chaîne de solidarité.

Vous avez souvent évoqué les intersections entre sexisme et racisme dans un pays multiculturel comme le Luxembourg. Ces discriminations y sont-elles amplifiées ou mieux reconnues ?

La question de l’intersectionnalité demeure complexe et difficile à appréhender, au Luxembourg comme ailleurs. Dans certains contextes, ce concept est accueilli avec méfiance, voire rejeté, alors que dans d’autres, il est compris comme un outil essentiel pour analyser les discriminations croisées.

L’intersectionnalité ne signifie pas simplement l’addition de différentes oppressions, mais bien la production de nouvelles formes de discrimination spécifiques. Par exemple, être une femme noire ne se résume pas à cumuler sexisme et racisme, mais engendre des expériences uniques qui ne peuvent être réduites à ces deux formes d’oppression séparément. Une femme noire peut ainsi être exposée au sexisme de la part de toutes les communautés, mais aussi au racisme, y compris au sein de groupes qui subissent eux-mêmes d’autres formes de discrimination.

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Notre rôle est donc de maintenir une solidarité active en amplifiant la voix de ces femmes et en exerçant une pression sur nos propres gouvernements.

Il est donc crucial que les institutions s’emparent de l’intersectionnalité, non pas comme un concept idéologique, mais comme un outil concret pour lutter efficacement contre les inégalités. D’ailleurs, ce terme est né dans le domaine juridique, introduit par Kimberlé Crenshaw pour analyser des cas de discriminations à l’embauche qui ne pouvaient être traités ni uniquement sous l’angle du racisme, ni uniquement sous celui du sexisme.

Votre “Dictionnaire amoureux du féminisme” évoque à la fois les progrès réalisés et l’enthousiasme des jeunes générations pour ces combats. Où en est le féminisme en 2025 ?

En 2025, le féminisme continue de produire des avancées significatives mais le chemin reste long. Si l’on veut voir le verre à moitié plein, on peut se réjouir du fait que le mot “féminisme” n’est plus tabou comme il l’a été par le passé. Il y a vingt ans, il était encore perçu comme un vestige d’un autre temps, alors qu’aujourd’hui, il s’impose comme un sujet central du débat public.

Dans les années 2000, on avait tendance à penser que l’égalité était acquise sur le plan juridique. Pourtant, dans les faits, de nombreuses inégalités persistent : violences sexistes et sexuelles, charge mentale, inégalités salariales, discriminations envers les familles LGBTQIA+. Aujourd’hui, ces réalités sont mieux comprises et mieux dénoncées. Parmi les jeunes générations, on observe un formidable engouement pour le féminisme, notamment grâce aux réseaux sociaux, qui fournissent des outils d’éducation accessibles à tous et toutes.

Cependant, chaque avancée féministe suscite une réaction conservatrice, et la montée des extrêmes droites dans de nombreux pays entraîne des reculs concrets en matière de droits. L’accès à la contraception, aux soins de santé reproductive ou encore la reconnaissance des droits des femmes trans sont menacés. Les femmes les plus vulnérables, notamment les plus précaires, sont les premières touchées par ces restrictions.

Malgré tout, un espoir subsiste : notre capacité à communiquer et à nous organiser à une échelle mondiale est inédite. Cet outil puissant pourrait permettre d’amortir certains retours de bâton et de continuer à faire avancer la cause féministe. Je me réjouis de constater cette énergie incroyable chez les jeunes, l’effervescence sur les réseaux sociaux qui permet d’outiller chacun et chacune pour comprendre ces combats. Mais les résistances sont fortes, avec une extrême droite qui attaque systématiquement les droits des femmes, des personnes LGBTQIA+, des minorités racisées. Il faut continuer à structurer la lutte.

On ne pourra donc jamais éviter le backlash ?

Il est difficile d’obtenir des victoires politiques sans qu’elles ne soient suivies d’un retour de bâton. Ce phénomène est presque systématique : chaque avancée progressiste suscite des réactions conservatrices violentes.

L’élection de Donald Trump en 2016 est un parfait exemple de backlash politique. Son succès est en partie une réaction à la présidence de Barack Obama, qui a symbolisé une avancée historique pour la représentation des Afro-Américains aux États-Unis. Une partie de l’électorat n’a pas supporté cette évolution et a exprimé son ressentiment en votant pour un candidat ouvertement réactionnaire.

Trump a su capitaliser sur ce mécontentement, en reprenant des discours anti-immigration et en remettant en cause l’américanité même de Barack Obama. Ce même rejet de la diversité se traduit aujourd’hui par des politiques d’exclusion qui visent les immigrés, les minorités raciales et les femmes.

Un magazine comme ELLE, a-t-il un rôle à jouer dans cette visibilité à donner aux femmes engagées ?

L’histoire de ELLE, c’est celle de l’émancipation des femmes. Ce magazine est né dans l’après-guerre avec pour ambition d’accompagner les grandes transformations qui ont marqué la vie des femmes, notamment en France. Il a suivi leur accès au droit de vote, leur entrée progressive – et massive – sur le marché du travail, ainsi que la modernisation du travail domestique, même si celui-ci reste encore largement assumé par les femmes.

Le rôle de ELLE a toujours été d’être aux avant-postes des luttes pour l’égalité et l’émancipation féminine. Aujourd’hui encore, ce magazine porte la responsabilité de rester au plus près des réalités vécues par toutes les femmes. Cela signifie non seulement mettre en lumière les figures médiatiques qui nous inspirent, mais aussi donner la parole aux femmes qui, sur le terrain, se battent chaque jour pour faire avancer les droits et les libertés dont nous bénéficions aujourd’hui.

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